L'édito de Pascal Picq

L'édito de Pascal Picq

Jamais sans mon arbre

La lignée humaine commence dans les arbres, il y a plus de 10 millions d’années. Elles se terminera avec les derniers arbres ; dans combien
d’années ?

Si on se pose la question de l’avenir de Sapiens en relation avec les arbres et les biodiversités, ce que nos origines doivent aux arbres reste ignoré. Pourquoi ? A cause d’une vieille histoire qui remonte à l’Antiquité grecque, et plus précisément à l’échelle naturelle des espèces ou scala natura d’Aristote. Vous avez toutes et tous cette image gravée dans vos cortex cérébraux, celle d’une procession laborieuse avec, sur la gauche, des singes à quatre pattes puis, en progressant sur la droite, des singes suivis des grands singes qui se redressent de plus en plus avec, au terme de cette évolution pénible pour les jambes et les reins, l’avènement du Sapiens accompli, le corps droit et la tête haut perchée, fixée sur l’horizon de sa haute destinée. On en a presque l’arme à l’œil tellement c’est beau, mais complètement faux.


Seulement, pas moyen de se débarrasser de cette icône, véritable tare de notre arrogance, connue dans les programmes scolaire sous le nom d’hominisation. On imagine mal, sans être un anthropologue et un morphologiste – ce que je suis – des individus préhumains marchant les jambes fléchies, les reins courbés et la tête penchée vers le sol (les instincts). Seul Sapiens – car les autres espèces humaines comme les Néandertaliens restent penchés sur leur triste condition terrestre – se dégage des contraintes de l’évolution grâce à un coup de rein et à un redressement de la tête ; nous devons tant à nos vertèbres lombaires et cervicales. Mais au fait, quand et comment ? Lors du passage des forêts aux savanes. Sauvés des arbres !


Revenons très loin en arrière, au cœur de l’ère tertiaire en Afrique, il y a 32 millions d’années (avant J.C. car il arrive qu’on me demande cette précision). Dans les vastes forêts qui recouvrent tous ce continent apparaissent les singes dits modernes. Ils sont le fruit d’une longue coévolution antérieure qui associe les plantes à fleurs et à fruits (angiospermes) avec les insectes, les oiseaux, les chauves-souris et les premiers singes. Ces espèces interfèrent, les unes fécondants les plantes en captant du nectar, les autres dispersant les noyaux et les graines des fruits consommés. Dans ces écosystèmes, les espèces prospèrent car, tout en assurant leurs besoins, elles contribuent à la survie des autres espèces. Par exemple, si nous, les singes, ne synthétisons pas la vitamine C,

c’est parce que les fruits nous en fournissent. Mais pour que ça continue, il faut que les insectes et autres animaux butineurs butinent et que les singes et les oiseaux dispersent les noyaux et les graines. Les singes modernes, dont notre lignée, proviennent de cette coévolution.


A quoi ressemblent-ils ? Un peu d’anatomie : 32 dents chez l’adulte (deux incisives, une canine, deux prémolaires et trois molaires par demi-arcade dentaire et multipliez par quatre) ; des yeux rapprochés de part et d’autre de la racine du nez ; une vision binoculaire et en trois couleurs épatante pour repérer les fruits dans la canopée ; une face courte dépourvue de poils en son centre ; un vrai nez ayant remplacé la truffe sans oublier une main avec cinq doigts terminée par des ongles et un pouce qui s’écarte, formidable pour cueillir des fruits et s’accrocher aux branches. Un portrait familier et, si vous en doutez, allez devant un miroir ou faites un tour au zoo.


La couleurs des fruits est liée à leur coévolution avec la vision colorée des singes (et des oiseaux). Ce qui vaut aussi pour leurs amours et nos amours. Vous comprenez pourquoi les plus beaux hôtels ou résidences de vacances disposent de belle coupes de fruits sur les guéridons.


La vie dans les arbres a un côté dolce vita : le gîte, le couvert et peu de prédateurs, mais vaut mieux bien se tenir aux branches. Dans ce contexte, des lignées de singes acquièrent des tailles corporelles plus grandes, ce qui leur complique la vie pour se déplacer. Elles s’adaptent en inventant la brachiation qui consiste à suspendre à bout de bras ; les corps se tiennent en position verticale avec une nouvelle relation à l’espace ! Ces adaptations, avec le développement du cerveau et de la conscience, apparaissent vers 13 millions d’années, toujours avant J.C. C’est de là que nous tenons notre morphologie particulière : une cage thoracique peu profonde mais large d’un flanc à l’autre, des omoplates dans le dos, une région lombaire courte et un gros intestin qui s’accroche dans notre abdomen pour ne pas écraser le petit intestin. Quelles différences avec les animaux terrestres ! (Si vous ne voyez pas très bien, faites un tranche de votre chien, de votre chat ou de votre cheval au niveau de la cage thoracique).


D’une certain façon, tout est en place dans les arbres. Il ne restait plus qu’à s’aventurer au sol et à lâcher les branches ; c’est ainsi que les aptitudes à la bipédie descendent tout droit des arbres et non pas d’un coup de rein fougueux de la forêt à la savane. Certes, on est encore loin de la bipédie humaine. Mais tous nos ancêtres entre 10 et 2 millions d’années, toujours en Afrique et avant J.C., dont Lucy et les australopithèques, dépendent encore du monde des arbres. Une devise pour l’évolution de notre lignée serait : « jamais sans mon arbre ». Pourtant, les premiers humains, les Homo erectus ou « hommes redressés » couperont le cordon ombilical avec les arbres, tentés par des horizons cachés par les canopées. Plus que notre anatomie, c’est aussi une partie de notre physiologie qui descend des arbres, comme nos microbiotes, nos petits écosystèmes personnels. Si les arbres nous ont beaucoup donné, ils veillent aussi à leurs intérêts. Leur devise serait « butinez mes fleurs, mangez mes fruits, mais ne touchez pas à mes feuilles ou à mes racines ». Car il y a des insectes destructeurs et des singes mangeurs de feuilles. Cette autre facette de la coévolution s’inscrit dans une guerre des composants chimiques dit secondaires, comme les strychnines et autres alcaloïdes. Tout pour gâcher la digestion ou empoisonner, mais aussi toute une pharmacopée, comme la quinine. Les remèdes des médecines traditionnelles comme de la médecine moderne puisent dans ces composants chimiques. On s’intéresse aussi aux médecines alternatives ou encore comment se soignent les chimpanzés. Les forêts n’ont pas seulement façonné ce que nous sommes par le passé, elles recèlent des trésors à découvrir pour notre santé dans le futur.


Reste que l’évolution récente de Sapiens s’accompagne d’une destruction des arbres et des forêts. Les inventions des agricultures, à partir huit mille ans avant J.C., et indépendamment dans plusieurs régions du monde, passent par les déforestations, comme de nos jours en Amazonie ou en Asie du Sud-Est. Cette entreprise repose sur de nouvelles représentations du monde, de nouvelles cosmogonies, de nouvelles religions. En méditerranée orientale, les paysages de plus en plus dépourvus d’arbres situent les humains dans une relation directe avec le ciel, une tension qui recherche d’autres paradis une fois sorti du paradis terrestre. Les peuples des steppes de Mongolie, dénuées d’arbres, ont aussi des cosmogonies qui les portent vers le ciel ou encore les Amérindiens des plaines.


Il en va tout autrement pour les peuples des forêts, constamment entourés des manifestations, des esprits des arbres. La difficile pénétration de la christianisation des peuples du nord de l’Europe au cours du premier millénaire (après J.C., on y arrive), comme les Vikings, se heurte aux mythes nés dans les sylves. Les fondements de nos cosmogonies ne descendent pas du ciel, mais émanent des environnements de nos ancêtres pas si lointains. (Pouvez-vous imaginer des films comme Le Grand Bleu, Abysse ou Avatar 1 et 2 dans des environnements ouverts ou encore des sagas nordiques comme Le Seigneur des Anneaux de Tolkien ?)


Il n’y a pas que les croyances religieuses. Depuis la Renaissance, l’humanisme se construit à côté, parfois consciemment contre la nature. Le développement des civilisations urbaines invente des cadres de vie dépourvus de végétation et d’animaux. Toute une tradition d’une architecture et d’un urbanisme dites

fonctionnelles ou rationnelles ; des cités utopiques de la Renaissance aux apothéoses bétonnières de saint Le Corbusier sous la houlette d’un certaine idéologie du progrès. (Les marseillais appellent la Cité radieuse la « cité du fada ».) Selon le mot de Châteaubriand « Les forêts précédent les civilisations et les déserts les suivent ». Jared Diamond le démontre dans son essai « Effondrement », les civilisations disparaissant à cause des déforestations, des salinisations des sols, l’approvisionnement en eau et des pertes de biodiversités qu’elles ont causées.


Les cités hors sol phagocytent les ressources locales, puis régionales et mondiales. Hors sol car détruisant les sols et la richesse des biodiversités. (Le dernier livre de Charles Darwin s’intitule « Worms », publié deux ans avant son décès. Il raconte comment, sans le labeur des vers de terre dans les sols après la dernière glaciation, il n’y aurait pas eu d’agriculture, ni de civilisation.) Hors sol avant d’être extra-terrestres avec, comme déjà prophétisé par les folies d’une conquête spatiale soit pour fuir une Terre ravagées ou aller chercher des ressources sur d’autres planètes. C’est bien ce projet dément qui stimule l'occupation de la Lune ou de Mars, poussé par les délires des transhumanistes, avatar récent de l’humanisme technophile à la Elon Musk. Les mégalopoles et leurs métastases terrestres et bientôt extraterrestres sont condamnées à être perdues, à moins d’inviter les arbres en leurs murs, ce qui exige une prise de conscience.


On ne cesse nous enseigner que les grandes civilisations se sont écroulées à causes de facteurs extérieurs, catastrophes naturelles – la nature donc ; les barbares moins civilisés ou encore les sauvages, dont l’étymologie renvoie aux peuples des forêts. Les peuples germaniques – dont les Francs font partie, sont à la fois ces barbares et ces peuples des forêts qui auraient fait chuter l’empire romain. (La résistance du village d’Astérix face aux romains repose sur leur forêt, que Jules César veut anéantir comme il le dit dans le « Domaine des Dieux », détruire cette forêt pour en faire un parc naturel et faire tomber Le village.) Mais la chute des civilisations tient à leur arrogance. Elles s’aveuglent de leur grandeur passée sans repenser leur devenir. « Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », tel est le sous-titre de l’essai de Diamond qui nous rappelle que les civilisations meurent des conséquences destructrices de leur succès sur leurs environnements.


D’ici 2050, les deux-tiers de l’humanité sera urbanisée dans des mégalopoles gigantesques, s’étendant déjà sur des centaines de kilomètres. Alors, contrairement à Alphonse Allais qui disait « qu’on devrait mettre les villes à la campagne où, semble-t-il, l’air y est plus pur », c’est la campagne, les arbres et les biodiversités qui doivent entrer dans les villes ; le défi des villes vertes, autonomes et inscrites dans les logiques d’économie et d’écologie circulaires.

Un changement de paradigme considérable qui n’a pas pour devise « back to the trees » comme le clame le personnage écolo-réactionnaire dans la formidable parodie de l’innovation et du progrès de Roy Lewis « Pourquoi j’ai mangé mon père ? », mais « welcome back of the trees ».

Publications

  • Pascal Picq De Darwin à Lévi-Strauss. L’Homme et la Diversité en Danger. Odile Jacob 2013.
    Le seul livre qui décrit les interactions entre les biodiversités sauvages, domestiques et culturelles.
  • Pascal Picq. Sapiens face à Sapiens. Flammarion 2019. Comment le succès démographique, civilisationnel et technologique de Sapiens l’oblige à s’adapter à lui-même.
  • Pascal Picq et Philippe Chiambaretta. Coévolution urbaine. Stream5, Octobre 2021. Un dialogue avec un urbaniste/architecte sur ce que pourrait être la cité de demain.
  • Roy Lewis Pourquoi j’ai mangé mon Père ? Pockett. Une parodie aussi géniale que désopilante sur le progrès, les inventions et les technologies et leur acceptation ou non par les individus et les sociétés.
  • Jared Diamond. Effondrement. Gallimard. 2005. Un magnifique essai traversant les civilisations de l’histoire de l’humanité et leurs déclins en relation avec les détériorations de leurs environnements.



Biographie

Pascal Picq est un paléoanthropologue qui étudie les origines de la lignée humaine et ses évolutions passées et actuelles. Après une carrière à l’université Duke et au Collège de France, ses travaux actuels s’intéressent aux processus d’adaptation de l’humanité en relation avec les changements climatiques, les biodiversités, la santé (médecine évolutionniste) et l’urbanisation. Il travaille sur l’application des mécanismes de l’évolution pour les entreprises, comme les processus naturels et culturels de l’innovation et l’adaptation des groupes sociaux autour du concept d’Anthroprise. Les problématiques de la RSE, des diversités ou encore des intelligences artificielles (bio-inspirations) s’inscrivent dans des approches écosystémiques au cœur des théories de l’évolution.